Petit bijou un brin confidentiel du district Malais, l’hôtel ‘’Le Sultan’’ est sis à deux pas de la Mosquée du même nom. ‘’Préserver la mémoire des Singapouriens’’ fut la devise qui a présidé à la restauration de l’édifice. Son histoire nous plonge dans celle de Kampong Glam. Cet article est le second de la série Hôtels avec Histoire - Des Maisons-Boutiques aux Boutiques Hôtels
Le siège de la royauté malaise
« Sultan » était le titre que l’on donnait à l’empereur des Turcs et le titre de dignité de certains souverains musulmans. Une évocation nous transportant dans un monde de pouvoir, mystère, épices, soies et volupté. « Le Sultan » est le nom du bel hôtel de Kampong Glam donné en hommage au « Sultan of Johor and Singapura », Hussein Mahomed Shah. Il porte en lui l’histoire de la fondation de la cité-Etat. Le Sultan en cédant par le traité de 1824 l’intégralité de l’ile aux Anglais avec ses droits souverains scelle à jamais le destin de Singapour. Hussein est le fils ainé du Sultan Mahmud Shah III qui décède sans désigner son successeur. Le fils cadet et demi-frère de Hussein est alors nommé Sultan par la faction des Bugis mais pas par celle des Malais. Raffles a pour objectif le contrôle du commerce du sud-est asiatique. Il négocie avec le Sultan, mais celui-ci finalement choisit les Hollandais. Exploitant intelligemment les rivalités des factions, Raffles reconnait alors Hussein, exilé dans les iles Riau, comme étant le Sultan légitime. En contrepartie, ce dernier par un premier traité de (1819) autorise la Compagnie Orientale des Indes à établir à Singapour un comptoir commercial et un port franc. « La cérémonie fut belle, les bateaux pavoisaient, les planteurs chinois et les Orang Laut vinrent en nombre et des cadeaux furent échangés ». Une manœuvre politique brillante menée avec le soutien du « Temenggong », titre nobiliaire malais d’un officier de haut rang, sorte de chef de l’exécutif et de la défense qui, très vite, a évalué ce que pouvait apporter les Anglais. Fuyant les Hollandais, investi par le Sultan du pouvoir territorial sur les résidents de Singapura, il crée un petit village (entre 1811 et 1818) avec les 150 personnes qui l’ont suivi, sur la rive gauche de l’embouchure de la rivière (on le situe à l’endroit du Parlement). Le plan Jackson de 1823 réserve Kampong Glam, adjacent à la propriété de 23 hectares réservé au Sultan, aux Malais et Arabes.
Le saviez-vous ? « Sungei » signifie « rivière » en Malais. Dans le traité de 1819, « Singapura » devient « Singapore » et « Sungei Singapura » la « Singapore river ».
L’enclave musulmane de Singapour
Le développement urbain durant la colonisation et plus tard à partir de 1960, les larges démolitions et les récupérations de terre sur la mer ont profondément changé Kampong Glam. Port régional de la colonie anglaise, où l’on peut encore voir dans les années 70 accoster des bateaux chargés de marchandises, Kampong Glam est à l’origine un petit village sis à l’embouchure de la rivière Rochor dans une jungle marécageuse. Kampong Glam (Gelam en malais) signifie « village des arbres de Glam » le nom d’un arbre que l’on trouvait en abondance au 18ème siècle. Son bois est utilisé dans la construction de bateaux, pour allumer des feux, ses feuilles sont bouillies et concassées pour faire l’huile de Cajeput, remède contre les rhumatismes et les crampes, son fruit est utilisé comme poivre noir. Quand Raffles débarque sur la rive nord de la rivière Singapour, il découvre le village du Temenggong mais aussi des petites communautés de Bugis, de Chinois et de Orang Gelam. Plus au sud vivent les Orang Laut, (peuple de la mer en malais) dont la majorité habite sur des sampans et vit principalement de la pêche. Ils se querellent souvent et commettent de nombreux crimes. Le port attire. A partir de 1820, le commerce et la population de ce district explosent de façon spectaculaire. On draine les mangroves, on construit des routes, des maisons, des bâtiments. Une ville portuaire est née.
On pense souvent au quartier « arabe » lorsqu’on évoque Kampong Glam. En partie à cause de Arab Street, une des rares rues à avoir gardé son nom d’origine mais aussi parce que vers 1910, l’administration coloniale renomme certaines rues avec les noms de cités du Moyen Orient : Bagdad, Muscat, Kandahar, Bussorah, donnant ainsi la priorité à l’identité islamo-arabe plutôt que malaise. Cela engendrera d’ailleurs des tensions avec la communauté malaise. La réalité est un peu plus complexe, ce quartier n’ayant jamais été à prédominance arabe ; ce n’était pas pour autant une enclave purement malaise. En effet la majorité des habitants sont à l’époque des descendants d’ethnies indonésiennes. Sous le terme générique de Malais, on inclut non seulement les Malais de Malaisie mais aussi les Indonésiens-Javanais, les Boyanais, les Bugis de Sulawesi, les Sumatrans. Farquhar donne l’asile politique en 1820 à 500 Bugis qui fuient le contrôle des Hollandais sur leur commerce dominant dans les iles de l’archipel de Riau. Ils s’installent aux abords de la propriété du Sultan, leur Kampong se dénomme Bugis Town. Mais le Plan Jackson de 1823 les transfère sur la rivière Rochor et assigne « the vicinity of the Sultan’s residence » aux arabes, endroit qui semble à Raffles être le plus approprié pour eux. La communauté arabe, provient principalement du Yémen et des Indes néerlandaises orientales comme la famille Ali Aljunied qui s’installe dès 1819. L’un de ses membres Syed Omar bin Ali Aljunied finance en 1820 la première mosquée Masjid Omar Kampong Melaka. Omar, son neveu devient un leader de la communauté arabe. Une petite communauté se composant vers 1901 de moins de 1000 personnes. Mais une communauté qui a depuis des siècles un rôle dominant en Asie du Sud-Est, très prospère dans les domaines du commerce, de la finance, du maritime et de l’immobilier : les Alsagoffs sont propriétaires de l’hôtel Raffles en1900 et les Alkaffs construisent le premier centre commercial de Singapour, les Arcades. Grands commerçants, leaders religieux, ils sont très impliqués dans les œuvres de charité, dans l’éducation (construction de l’Alsagoff Arab School et de la Madrasah Aljunied Al- Islamiah School) et les actions sociales musulmanes. Raffles les considère en grande estime. Leur influence et pouvoir sont immenses. De cette fusion éthnique et des mariages interculturels émerge une identité culturelle et politique façonnée par le lien religieux. Kampong Glam devient la première enclave musulmane de Singapour et Singapour le centre économique et culturel du monde malais-musulman en Asie du Sud-est, point de transit pour la Mecque. En 1989 Kampong Glam devient un site classé.
Le saviez-vous ? Un premier recensement en 1824 montre que sur 9652 résidents de Kampong Glam, 3178 sont chinois !
L’Hôtel Le Sultan : une ode au chef de la royauté malaise
Petit bijou un brin confidentiel du monde Malais, l’hôtel Le Sultan est situé à deux pas de la Mosquée du même nom. La création ex nihilo de ce boutique hôtel a requis une restauration minutieuse et respectueuse du passé afin de sauvegarder la ravissante architecture. Une reviviscence difficile et complexe selon son architecte. Il l’avoue : ce fut un travail de passion et d’amour. De nombreux éléments dilapidés ont été reproduits à l’identique, le sol des arcades a retrouvé son revêtement de carreaux de ciment exquis. (cf. article « les carreaux de ciment »). L’hôtel se situe entre l’avenue Jalan sultan et la rue Aliwal. Jalan Sultan est une des rues les plus anciennes de Kampong Glam. Sans aucun charme particulier aujourd’hui, elle était à l’époque grouillante de monde, bordée de nombreux cafés et restaurants. Elle longeait la propriété du Sultan (ceinte de murs avant 1824). L’hôtel Sultan se compose de bâtiments distincts. L’un d’eux, sur Jalan Sultan (Jalan signifie route en malais), l’un des plus vieux bâtiments subsistants sur cette rue, dévoile une façade très élégante consistant en trois arches en rez-de-chaussée, surmontée de six arches au premier étage. Il s’agit de l’ancienne et fameuse imprimerie Al-Ahmadiah construite vers 1910/1912. Les occupants de cet édifice commercial remarquable ont joué un grand rôle dans l’histoire de Kampong Glam, un district en ébullition permanente entre le 19ème et le 20ème siècles. Avec les échanges commerciaux, se développe une industrie de presse. Kampong Glam devient ainsi le siège de l’Edition de la région malaise renforcée par des réseaux de distribution sophistiqués. Cela participe à la promotion de la langue et au prestige intellectuel et culturel Malais. Le propriétaire de l’édifice est Raja Haji Ali, est un aristocrate (membre de la famille royale) des Iles Riau, à la tête de la société commerciale Ahmadi & Co très prospère. Il se lance dans l’édition et apporte son soutien financier à l’imprimerie qui bénéficie aussi d’une licence en import-export. On édite en arabe et en langue Jawi et Rumi des livres de littérature malaise et islamique, des corans et livres religieux, mais aussi des fictions et des magazines traitant de sujets de sociétés. En collaboration avec « Harmy »une autre maison d’édition, le premier magazine de mode malais à l’attention des femmes « Fesyen » (Fashion) est publié !
Neuf shophouses ont été adjointes au bâtiment principal. La plupart des shophouses de Kampong Glam, sont bordées à l’arrière par des ruelles (backlanes) imposées alors pour des raisons sanitaires. Pour réaliser un bloc hôtelier homogène, la ruelle est devenue un trait d’union de verdure entre les maisons de Aliwal et celles de Jalan Sultan. Alors que de nombreuses shophouses à Kampong Glam sont considérées comme de « style early shophouses » (1840/1900) construites pour répondre à l’afflux d’immigrants, sept des maisons composant l’hôtel ont été classées par l’URA comme « late shophouses », construites entre 1900 et 1940. L’ancienne imprimerie au numéro 101 est d’ailleurs considérée comme une des meilleures représentations dans cette catégorie. Leurs caractéristiques en sont (selon l’URA) une ornementation ostentatoire avec utilisation extensive de moulures, pilastres, sculptures en bois et des tuiles vernissées et de ravissantes persiennes à la française. Les trois autres sont classées comme « second transitional shophouse style » avec une architecture plus épurée, une ornementation simplifiée, associant des éléments des late shophouses avec des éléments d’Art Déco aux formes plus géométriques. La belle présence de l’hôtel est un atout pour le Kampong Glam d’aujourd’hui, mais nous rappelle qu’au 19ème et 20ème siècles il n’existait alors que des maisons communales « les Pondoks » qui hébergeaient les nouveaux immigrants venus d’Indonésie et de Malaisie.
Le saviez vous ? En 1996, un timbre est édité à l’effigie de l’imprimerie. En 2012, l’hôtel a gagné en 2012 le prix URA (Urban Redevelopment Authority Architectural Heritage Award).